“This is a man’s world”, la place des musiciennes dans les musiques actuelles, étude d’ASTRID JURQUET

Vous trouverez ci-dessous le sommaire, l’introduction, la conclusion, les annexes statistiques et la bibliographie qui ont servi à la réalisation de l’étude “This is a man’s world”, la place des musiciennes dans les musiques actuelles, études d’ASTRID JURQUET
Il s’agit uniquement d’un mémoire optionnel de première année de master, et non d’une publication scientifique.
Pour obtenir le mémoire dans son intégralité, merci d’envoyer un mail à  : a.jurquet@hotmail.fr

Mémoire de 4ème année, filière « Politiques et Sociétés » sous la direction de Jérémy Sinigaglia

Introduction

Où sont les femmes ? chantait Patrick Juvet en 1971.

Plus de 40 ans après, on est en droit de se poser cette question en la rapportant au monde professionnel de la musique : groupes de rock, orchestres philharmoniques, DJ, ensembles de jazz… Quel que soit le style de musique, les exemples de femmes arrivées au sommet de la consécration et de la reconnaissance dans leur spécialité, s’ils existent, restent très largement minoritaires. Cela vaut non seulement pour les artistes, mais également pour toutes les autres professions de l’industrie musicale : les productrices, techniciennes ou ingénieures du son sont bien plus rares que leurs homologues masculins – les femmes ne représentent que 14 % des directeur.ice.s de labels et maisons de disques et 3 % des technicien.ne.s (HF, campagne 2019). On pourrait penser que cette inégalité de répartition s’opère au sommet de l’échelle à cause de ce qu’il est devenu commun d’appeler le « plafond de verre » (Laufer, 2005) qui empêcherait les femmes d’accéder aux positions les plus valorisées socialement. Mais la présente étude vise à montrer que ce constat, bien loin de n’opérer que pour les rock stars, pop stars et autres solistes d’orchestre internationalement reconnus, vaut également pour des pratiques musicales restreintes à un niveau plus local.

L’idée de cette enquête est d’ailleurs venue d’observations personnelles réalisées dans un cadre strictement amateur : le club de musique d’une composante de l’université de Strasbourg. Trois éléments récurrents nous ont interpellée et ont amorcé la réflexion entretenue tout au long de ce mémoire. Tout d’abord, le fait que les musiciennes qui participent au club occupent, dans leur écrasante majorité, uniquement le rôle de chanteuse, là où les musiciens occupent bien plus souvent la fonction d’instrumentiste. Ensuite, le fait que les femmes du club avec lesquelles nous avons échangé se sentent beaucoup moins légitimes dans leur pratique que leurs homologues masculins, et que certaines chanteuses se dénient même le statut de « musicienne », comme si cette catégorie ne regroupait que les instrumentistes. Enfin, l’adoption par certains musiciens d’une attitude condescendante à l’égard des musiciennes et l’entretien d’une concurrence sous-jacente qui peut entretenir le manque de confiance en elles des musiciennes.

À partir de ces observations est venue l’idée de réaliser une enquête, à la fois quantitative et qualitative, sur les musiciennes des musiques actuelles. Il ne s’agira pas ici de dresser un état des lieux exhaustif de la sous-représentation des femmes en musique, les travaux sur le sujet abondant déjà depuis quelques années, apportant des chiffres édifiants : en 2005, les femmes représentaient 44 % des interprètes de musique « savante », et seulement 17 % des interprètes de musiques dites « populaires » (Ravet, 2011, p. 30), alors même que selon Catherine Monnot, les filles étaient, en 2012, plus nombreuses à suivre une formation musicale – toutes structures musicales confondues, elles représentaient plus de 6 élèves sur 10 (Monnot, 2012, p. 17). Olivier Donnat relevait déjà en 1996 que les femmes étaient plus nombreuses que les hommes à avoir une expérience de pratique musicale en amateur – 34 % des Françaises contre 29 % des Français – (Donnat, in Monnot, 2012, p. 17). Nourrie de ces constats, cette enquête s’intéressera à ces femmes parvenues à surmonter les obstacles à leur entrée en musique en tant que professionnelles, et plus spécifiquement aux 17 % performant en musiques actuelles. Il convient cependant d’utiliser le terme « professionnel » avec précaution, la frontière entre amateur.ice et professionnel.le étant particulièrement poreuse dans les musiques actuelles.

Selon le ministère de la Culture, qui a créé cette notion, les musiques actuelles regroupent le jazz, la chanson, les musiques traditionnelles, le rock, la pop, les musiques électroniques et le hip hop2, soit les différents styles musicaux apparus à la fin du XXe siècle et au début du XXIe siècle. Elles se distinguent donc de la musique classique, aussi désignée sous le terme de « musique savante ». L’expression de « musiques actuelles » sera ici utilisée au même titre que celle de « musiques populaires ». L’expression de « musiques actuelles amplifiées » regroupe quant à elle, selon le conservatoire à rayonnement régional de Toulon, « les expressions musicales ayant vu le jour à partir du 20ème siècle, utilisant l’amplification électrique et l’électronique comme éléments d’écriture, de création et de diffusion »3.

Le choix de se concentrer sur les musiques « populaires » et non « savantes » découle d’une part du fait qu’il existe déjà des travaux très complets sur ces dernières4, que notre enquête menée sur quelques mois ne saurait que difficilement venir enrichir. D’autre part, et alors que c’est dans ce type de musique que les femmes sont le plus sous-représentées, la littérature comporte moins de recherches centrées sur les musiques actuelles. Enfin, ce choix découle aussi de considérations pratiques d’accès au terrain. Disposant déjà de contacts dans le milieu strasbourgeois des musiques actuelles, nous avons plus facilement pu obtenir des entretiens, particulièrement dans le contexte actuel de crise sanitaire qui complique tout travail de recherche. Cette enquête se propose donc d’être une étude de cas principalement basée sur la région du Grand Est. Nous nous intéresserons aux musiciennes sans nous attarder sur un style spécifique au sein des musiques actuelles, ne disposant pas d’un échantillon suffisamment large pour que les données alors récoltées soient représentatives. Pour de tels travaux, on pourra se référer notamment à Marie Buscatto pour le jazz (Buscatto, 2007) ou Cécile Prévost-Thomas pour la chanson (Prévost-Thomas, in Prévost-Thomas, Ravet et Rudent, 2005).

Ce travail de recherche s’insère dans un large ensemble de travaux qui ont étudié, dans une perspective croisée, les questions de genre et de musique. Selon Cécile Prévost-Thomas et Hyacinthe Ravet, ces recherches ont émergé dans les pays anglo-saxons à partir des années 1970 et 1980 (Prévost-Thomas et Ravet, 2007). Elles proposent un classement en trois grandes catégories de ces différentes recherches. Les premiers travaux se sont penchés sur « la question de la création musicale au féminin » (ibid., p. 2), en s’intéressant notamment aux compositrices et à la diffusion de leurs œuvres. Une autre approche, à la fois anthropologique, musicologique et sociologique, s’attache à étudier la voix des femmes (ibid.). Enfin, la troisième approche est celle que ce mémoire se propose de venir enrichir : l’étude des « condition[s] socio-musicale[s] des femmes » (ibid.). À côté de ces trois grandes thématiques sont apparus dans les années 1990 et 2000 des travaux de musicologie féministe (ibid., p. 13) dans le monde anglo-saxon.

Tous ces travaux sont à la croisée de diverses disciplines scientifiques : en plus de l’anthropologie, de la musicologie et de la sociologie déjà évoquées, ils peuvent emprunter à l’histoire, à l’ethnologie, ou encore à la psychanalyse. L’ouvrage Musique sorcière de Meri Franco-Lao (1978) analyse ainsi « la difficulté des femmes à trouver une place reconnue dans le domaine musical, en particulier dans le domaine instrumental » (Prévost-Thomas et Ravet, 2007, p. 4) depuis une perspective psychanalytique.

Notre travail vise à éclairer cette même problématique dans une approche sociologique, en mobilisant à la fois des outils quantitatifs (questionnaire et statistiques) et des méthodes qualitatives (entretiens et quelques observations ethnographiques). Ce mémoire en appelle à la « sociologie des rapports de sexe » (ibid., p. 19) et à la sociologie du genre, le genre étant ici entendu comme « une analyse du corps sexué qui est situé dans le registre de l’incorporation des normes » (Brugère et Le Blanc, 2009, p. 8). Le genre est ainsi une « catégorie performative, c’est-à-dire qu’il est constitué d’actes qui imitent, recherchent la conformité à un original auquel le discours se réfère, mais qui n’existe pas » (Jami, 2008, p. 8). Pour reprendre les mots de Judith Butler, il s’agit d’« un ensemble d’actes répétés, dans les limites d’un cadre régulateur extrêmement rigide » (Butler, in Jami, 2008, p. 14). Le genre est donc socialement construit, mais il n’est « en aucun cas attaché à une naturalité de la sexualité » (Brugère et Le Blanc, 2009, p. 8) : « le sexe, comme le genre, est une catégorie construite par le discours ; en d’autres termes : le sexe, c’est aussi (ou déjà) du genre » (Jami, 2008, p. 8). Cette étude se veut donc être une étude des conditions sociales des musiciennes, au prisme du genre.

Les multiples travaux ayant déjà analysé les conditions sociales des musiciennes, à commencer par ceux de Hyacinthe Ravet, qui ont beaucoup nourri ce mémoire, ont mis en avant une double ségrégation des musiciennes (Ravet et Coulangeon, 2003, p. 4). À une ségrégation verticale, qui tend à reléguer les musiciennes au bas de la hiérarchie, s’ajoute une ségrégation horizontale, qui les confine dans certains rôles, principalement celui de chanteuse. La ségrégation verticale concerne cependant plus les musiques savantes que les musiques populaires (ibid., p. 57). À l’inverse, la ségrégation horizontale concerne plus les musiques populaires que savantes (ibid.). Cette étude cherche à apporter quelques éléments d’explication à cette ségrégation horizontale. Les travaux de Marie Buscatto sur les chanteuses de jazz (2003, 2007, 2008) ont déjà mis en lumière les mécanismes qui conduisent à accorder une moindre considération aux chanteuses, par rapport aux instrumentistes. Les apports de cette chercheuse sont ici remobilisés dans une analyse du milieu des musiques actuelles au sens large.

Notre étude s’ancre dans une approche interactionniste : c’est dans l’interaction des musiciennes avec leur entourage familial, amical ou professionnel, et dans l’image qu’elles renvoient et qu’elles perçoivent d’elles-mêmes, que nous tentons d’explorer les questions de la légitimité, des discriminations et des stratégies d’évitement ou de transgression de celles-ci. Si ces points ont déjà été abordés dans la littérature scientifique, il a semblé intéressant de renouveler l’approche suite au vaste mouvement de dénonciation d’abus et de prise de conscience généralisée lancé sur les réseaux sociaux par le hashtag #MusicToo, à la suite du mouvement #MeToo.

Cette enquête s’ouvre donc en partant de plusieurs constats : la sous-représentation des femmes dans les musiques actuelles à l’échelle nationale, tout autant qu’à l’échelle de la région Grand Est ou au niveau strasbourgeois ; leur surreprésentation au chant, mais leur sous- représentation en tant qu’instrumentistes. Face à ces constats, nous émettons l’hypothèse que les musiciennes font face à un manque de légitimité qui les oblige à être surqualifiées pour se faire une place dans le milieu, à développer des stratégies spécifiques pour contourner les obstacles qui se présentent sur leur parcours (à commencer par leur invisibilisation) et les expose à plus de précarité. Y a-t-il des constantes dans les parcours des femmes musiciennes que l’on ne retrouve pas chez les hommes ? Quelles difficultés spécifiques le fait d’être une femme implique-t-il pour devenir musicienne et être reconnue comme telle ? Comment se faire une place comme interprète de musiques actuelles lorsque l’on est une femme ? Ces interrogations guideront notre réflexion dans les pages à venir et serviront à appuyer la principale interrogation qui a mené à ce mémoire : comment expliquer que des écarts aussi flagrants persistent entre hommes et femmes dans les musiques actuelles, alors que ces milieux se veulent ouverts et tolérants ? Les musiciens des musiques actuelles semblent correspondre à la description faite par Marie Buscatto des musiciens de jazz, qui « se considèrent peu conformistes, moins sujets aux préjugés ordinaires que les moins bien “branchés” qu’eux [et qui] n’imaginent pas avoir des comportements discriminatoires ou bien des stéréotypes à l’égard des femmes » (Buscatto, 2007, p. 11). Pourquoi, dans ce cas, les musiciennes restent autant sous-représentées ?

1 Juvet, P. (1977). Où Sont Les Femmes. https://www.youtube.com/watch?v=i96JJxep5Po. 3
2 Consulté le 10 juin 2021 à l’adresse suivante : https://www.culture.gouv.fr/Sites-thematiques/Musique/Les- politiques-de-la-musique-en-France/Les-musiques-actuelles
3 Consulté le 10 juin 2021 à l’adresse suivante : https://www.conservatoire-tpm.fr/content/musiques-actuelles- amplifiees
4 Voir notamment Ravet, H. et Green, A-M. (2002). Les musiciennes d’orchestre : interactions entre représentations sociales et itinéraires. Lille, Atelier national de reproduction des thèses.

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